http://www.jeromeenezvriad.com/sophie-cherer
Sophie Chérer est l’auteur d’un des plus beaux romans jeunesse de l’année 2012. La vraie couleur de la vanille dénonce la folie assassine de l’esclavagisme, en particulier réunionnais, à travers la vie extraordinaire d’Edmond Albius, un esclave de 12 ans qui a découvert le principe de pollinisation à la barbe de tous les botanistes chevronnés. Sophie Chérer qui n’en est pas à son coup d’essai (souvenons-nous des aventures de Mathilde) propose un roman biographique d’une rare intelligence à mettre entre toutes les mains.
Jérôme Enez-Vriad : Bien avant l’histoire de la vanille, le véritable sujet du roman est la vie d’Edmond Albius. Comment avez-vous découvert cet homme ?
Sophie Chérer : Lors de mon premier séjour à la Réunion, des élèves et leur professeur m’ont offert un guide de l’île. Dans ses pages, un encadré de quelques lignes sur Edmond était suffisamment évocateur pour que je pense aussitôt que ce génie de 12 ans méritait d’être un héros national. Dès le lendemain, j’ai tanné toutes les bibliothécaires rencontrées pour en savoir plus. Je pensais trouver au moins un livre sur lui, roman ou document, mais à l’époque, en 1997, il n’y avait presque rien. Je me suis promis d’écrire le livre qui manquait.
Votre livre parait en collection jeunesse, pour autant, un adulte ne s’y ennuie pas une seconde ; écrit-on différemment pour les adolescents que pour les adultes ?
On écrit pour toucher le cœur de l’être, qui n’a pas d’âge ou les a tous. Je parle de la même façon aux uns et aux autres. Adolescents, adultes, les deux mots ne sont jamais que deux temps différents du verbe latin qui signifie grandir. Un participe présent, un participe passé. Deux façons de participer, donc. A quoi ? A la vie. Les uns auraient fini de grandir, les autres seraient en train. Et moi, où suis-je là-dedans ? En train, j’espère. Adulescente.
Vous exposez la manière dont étaient réellement traités les esclaves. Y a-t-il la volonté d’expliquer cela aux plus jeunes ?
La volonté de l’exposer, d’informer, de transmettre ce que j’ai appris, bien sûr. Mais il y a aussi, sous la forme d’un monologue intérieur que je mets dans la tête d’un esclavagiste, une tentative de comprendre ses motifs, de discerner d’où diable vient cette propension universelle à exploiter autrui : beaucoup de paresse, pas mal de peur, une dose de lâcheté, et toujours ce besoin maladif de se sentir supérieur, évidemment. Sans un examen approfondi de ces raisons, on ne peut pas combattre l’esclavage.
La fleur de vanillier est blanche et son fruit est noir. La parabole entre européens et africains, esclavagistes et esclaves, s’installe au fil du récit ; aviez-vous conscience de cette image en choisissant votre sujet ?
Conscience ou intuition, en tous cas je l’avais en tête, c’est sûr. Une image forte, comme cette cohabitation des touches blanches et noires d’un même piano dans la chanson de Paul Mc Cartney et Stevie Wonder, Ebony and Ivory
Aujourd’hui encore, l’essentiel de la production de vanille réunionnaise est tenu par les descendants des « maîtres », le sujet n’est-il pas toujours beaucoup plus moral qu’économique ?
Economie et morale ne sont pas deux sujets distincts et indépendants. Prenez l’étymologie de ces deux mots, leur sens premier : la morale, l’éthique, c’est ce qui se fait, ou ne se fait pas, dans une société. Les mœurs. Les us et coutumes, ni plus ni moins. Ethique et morale ont d’ailleurs strictement le même sens, sauf qu’un mot vient du grec et l’autre du latin. Quant au mot économie – même racine qu’écologie – il signifie « les lois de la maison » : ce qui encadre les habitudes, donc. Ce qui les limite. Une économie dérégulée, c’est non seulement une aberration complète, mais c’est un contresens. Un oxymore pas du tout poétique.
Sauriez-vous me citer un grand parfum à base de vanille ?
Gâteau.
Le portez-vous ?
Oui, sur un plateau.
Votre épice favorite ?
Il me les faut toutes : cannelle, muscade, réglisse, cardamome, gingembre… J’en ai un tiroir plein dans la cuisine. Ce que je préfère, ce sont les mélanges. La variété, l’abondance et les alliages.
Les trois odeurs que vous emporteriez sur une île déserte ?
Vous sous-entendez évidemment « déserte d’humains » ? Mais sur une île déserte, il y aura toujours bien quelques plantes et quelques animaux à admirer. Et à humer. Alors j’emporte mes cinq sens bien aiguisés et ma curiosité. Mais si vous voulez que je vous dise trois odeurs que j’aime particulièrement, volontiers : le seringat au printemps, la peau humaine au soleil, et le feu de bois en hiver.
Utilisez-vous encore de la vanille synthétique ?
Pas trop j’espère… mais elle se cache vraiment partout.
Les esclaves n’avaient pas de nom de famille. Lors de son affranchissement, on a donné à Edmond le patronyme d’Albius, en référence à la couleur blanche (alba) de la fleur de vanille. Est-ce une insulte ou une reconnaissance ?
Je l’ignore, même si mon sentiment est qu’il s’agit d’un cynisme éhonté. Selon une version de l’histoire, on lui aurait donné ce nom pour le flatter, parce qu’il était « tellement intelligent qu’il aurait mérité d’être Blanc. » Insulte pour les uns, reconnaissance pour les autres ? Quand ma mère avait huit ans, en 1943, un officier nazi l’a arrêtée dans la rue parce qu’il l’avait trouvée très jolie. Il lui a demandé son nom. Elle a répondu « Noëlle ». – Noëlle ? Ça n’existe pas, ça ; tu t’appelleras Weinachten ! ( Noël en allemand ). Etait-ce une insulte ou une reconnaissance ? Reconnaissance pour cet homme : il voulait que cette jolie petite fille soit des leurs, estampillée. Insulte pour ma mère qui, soixante ans plus tard, en frémissait encore. Question de point de vue.
Existe-t-il une injustice contemporaine en miroir à la honte négrière ?
Une ? Si seulement ! Il en existe mille, j’en ai peur. Des essais nucléaires français dans le Pacifique plutôt qu’en Ile de France. Des essais de laboratoires pharmaceutiques au Kenya plutôt qu’à Zurich. Des enfants français à qui on fait prendre pour des cadeaux des gadgets fabriqués en Chine ou ailleurs par d’autres enfants. Chaque fois que quelqu’un pense que ce dont il ne voudrait à aucun prix pour lui est assez bon pour les autres : conditions de travail, nourriture, architecture, éducation, danger, salaire, horaires, niveau de conscience, liberté… Autrement, pour l’anecdote, ce curé du Togo envoyé officier dans une église française, et qui entend l’un de ses paroissiens se demander si, à la communion, il va distribuer des osties ou des bananes… Rien ne meurt jamais, car tout est en nous, à l’intérieur. Et nous avons le choix, tout le temps. De chercher à savoir. De refuser et de boycotter ou d’accepter et de faire comme si de rien n’était. De traquer l’esclavagiste en nous.
N’est-il pas surprenant que l’action d’hommes d’Histoire comme Edmond Albius à la Réunion, Victor Schœlcher aux Antilles françaises ou Toussaint Louverture à Saint-Domingue seul face à Napoléon Bonaparte, ne soit pas enseignée dans les collèges de la république ?
Si, bien sûr, même si les programmes des collèges sont déjà surchargés. La France a beaucoup de mal à regarder son passé en face. Nous aurions besoin d’un équivalent de la commission Vérité et Réconciliation d’Afrique du Sud, toutes proportions gardées. Il nous faudrait une psychanalyse collective, des paroles justes, et des actes symboliques en guise de réparation, qui soient assumés par des hommes d’Etat dignes de ce nom. Mais je pense aussi que nous avons tous la responsabilité d’éduquer, d’élever les consciences, que nous soyons parents, enseignants ou non. Il existe quantité de journaux, de revues pour enfants et adolescents, de films, de livres d’histoire à leur disposition dans les bibliothèques publiques de la République, et pourvu que ça dure. Ceux qui cherchent trouvent. Et puis, il y a les conversations, partout. Les jeunes gens ne demandent que ça, qu’on leur parle de choses intéressantes.
Avez-vous parlé de votre livre en milieu scolaire ?
Quand j’étais en train de l’écrire, oui, à titre de projet – j’ai même lu des extraits et montré des couvertures différentes à certains élèves. Pas encore depuis qu’il est sorti ( le 4 octobre 2012 et j’écris cette réponse un mois plus tard )
Comment ont réagi les élèves ?
Avec bienveillance, curiosité, surprise. Avec la consternation de découvrir ce pan de notre histoire. Avec la fierté d’apprendre qu’à douze ans on peut être un grand découvreur. Il y a d’autres exemples, d’ailleurs : Mary Anning, une petite fille illettrée de 12 ans, en 1811, a mis au jour, dans le Dorset, le squelette du premier ichtyosaure retrouvé complet. Son aventure a été racontée par Tracy Chevalier dans le roman Prodigieuses créatures.
La véritable vanille, qu’elle soit alimentaire ou en essence de parfum, est aujourd’hui encore seulement accessible aux plus aisés. Aviez-vous conscience d’une telle disparité sociale avant d’écrire sur le sujet ?
Oui, pour avoir moi-même acheté de la pseudo vanille merdique lors de mes années de vaches maigres et de la vraie bonne vanille lors de mes années de vaches grasses. Maintenant, là encore, tout est question de choix, de valeurs, de priorités. Quand on me dit que les livres sont chers, j’ai tendance à répondre oui, bien sûr, ils coûtent huit, dix, quinze, vingt euros, mais les mauvaises pizzas, vous ne dites jamais qu’elles sont trop chères, et les fringues de camelote non plus, et les bagnoles, et les loyers, etc etc…. on les paie sans broncher. Et les tickets de loto perdants, semaine après semaine, ça va, c’est pas un gouffre ? Et un billet pour un match de foot truqué, c’est pas trop cher payé ? C’est du travail de cultiver la vraie vanille comme de fabriquer des vêtements solides et des livres mûris. Si nous ne sommes pas prêts à payer les travailleurs pour leur travail, nous sommes prêts à payer qui pour quoi ?
Si vous pouviez reprendre le manuscrit, que modifieriez-vous ?
Rien. Pas un mot. Pas une virgule. Je l’assume tel qu’il est, y compris ses défauts qui sont aussi les miens.
Un souvenir vanillé de votre enfance ?
Ah oui ! Un beignet avec un glaçage à la vanille de chez le boulanger – qui s’appelait Monsieur Fontaine – que j’emportais pour le manger dans mon « ajoupa » à moi de l’époque, une espèce de tente d’indien installée dans le jardin. Avec un livre. C’était comme des petits gâteaux de Noël en plein été…
Dans une glace à deux boules, vous choisissez vanille et … ?
Je ne choisis pas vanille, c’est pas du tout mon parfum de glace préféré. La plupart des glaces à la vanille du commerce sont quelconques, parfumées à la vanille de synthèse. Mais quand il m’arrive de préparer une omelette norvégienne, j’essaie de trouver de la bonne glace à la vanille et j’y rajoute plein de vrais fruits confits, pour faire une glace Plombières maison ( dans la glace Plombières qu’on peut acheter toute faite, c’est de l’arnaque : des bouts de pastèque aux colorants… ) Donc dans une glace à deux boules, je choisis « omelette norvégienne » avec énormément de meringue à l’italienne. Un plat européen exemplaire.
De tous les protagonistes de votre livre, y en a-t-il un que vous souhaiteriez incarner ?
Le petit garçon de la page 192, parce qu’il a l’avenir devant lui. Le vieux monsieur de la même page, parce qu’il a trouvé un moyen de dire une vérité de son passé à quelqu’un dont il espère qu’il en fera quelque chose. Et la femme du dernier chapitre, parce qu’elle est dans l’éternité.
Ce qui vous importe que l’on en garde de cette histoire ?
L’amour de la Nature. L’envie de connaître la vérité, l’envie de ne pas se contenter des versions officielles, des récits des bien-pensants, l’envie d’aller creuser, l’envie de réparer, les injustices, les blessures. Et malgré le tragique de l’histoire, une espérance inébranlable.
Avez-vous des tics d’auteur ?
J’ai des doutes d’auteur, des angoisses d’auteur, des coups de blues d’auteur, et donc besoin de consolations, d’encouragements. De me rassurer. Avec le temps, j’ai appris à reconnaître les pannes et à les traverser, à m’y intéresser de près, même. Mais des tics, non. Ça ressemble trop à de la routine, les tics, à des habitudes. J’ai un stylo fidèle mais je change de pièce pour écrire. Je n’ai pas d’horaires, pas de tenue vestimentaire préférée. Dans la vie d’écrivain, ce que j’aime par-dessus tout, c’est la liberté, et les surprises.
De la vanille, préférez-vous le goût ou l’odeur ?
Je ne vois pas comment on pourrait les opposer ou les séparer. Ce que je préfère de la vanille, c’est sa lenteur. C’est qu’elle soit lente à surgir, à mûrir. Très lente. C’est qu’elle oblige à la patience. Si on veut son vrai goût, sa vraie odeur, il faut savoir attendre et respecter les rythmes naturels.
Une recette vanillée favorite ?
Un moment d’exception : le bar retour des îles du chef Olivier Roellinger et son équipage, à Cancale. Impossible à faire, pour un profane. Et, à la maison, une simple salade de fruits que j’aime bien proposer en apéritif : ananas, banane, mangue, noix de coco, quelques raisins secs, le tout arrosé d’un jus d’orange parfumé avec un petit morceau de vanille crue dont on a gratté les grains )
Thé. Vanille thé des vanités, tout est vanité. Ou le contraire : rien n’est vanité, comme disait Giono.
Sur quel sujet rêvez-vous d’écrire ?
Sur les sujets tabous, les sujets méprisés et les sujets oubliés. Mais un sujet ne suffit pas. Pour démarrer, il faut des personnages, des scènes, une phrase, un déclic.
Un conseil de lecture après avoir lu votre livre ?
L’affaire de l’esclave Furcy, un autre héros réunionnais méconnu à réhabilité, de Mohammed Aïssaoui (Gallimard – 10/18), car ce livre est aussi un merveilleux témoignage sur la complicité, la communion qui s’instaure entre un sujet et l’auteur que ce sujet a attiré… Et un conseil que je viens de me donner à moi-même – je n’ai donc pas encore lu ce livre : Une orchidée qu’on appela vanille, de Nicolas Bouvier (Métropolis )
Si vous aviez le dernier mot ?
Je reprendrais, maternellement, une phrase de la mère fantôme d’Edmond, dans le dernier chapitre : « Ce qu’un homme emporte avec lui, au moment de passer de ce monde à son Père, c’est ce qu’il a créé, c’est ce qu’il a permis, c’est ce qu’il a béni. C’est ce qu’il avait d’unique. » A bon entendeur, salut !
La vraie couleur de la vanille de Sophie Chérer aux éditions l’Ecole des loisirs
Collection Medium 12-16 ans